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« Tribunal des cailloux », de Johary Ravaloson : une quête inébranlable de justice

Derrière la réputation, les actes. Haut fonctionnaire, Léon Ramora forme avec son épouse Irina et leurs trois enfants une famille bourgeoise et respectée d’Antananarivo. Les Ramora ont des domestiques, possèdent une grosse voiture ainsi qu’un piano qui trône au milieu de leur salon. Le dimanche, ils s’affichent à la paroisse. Les hauts murs de leur demeure patricienne n’en dissimulent pas moins un lourd secret : voilà des années qu’à l’insu de son épouse, Léon Ramora transgressant son statut de père soumet sa fille aînée Lila à des violences sexuelles.
Quand, à bout d’angoisse, de douleur et de solitude, l’adolescente tente de s’enfuir, c’est la violence de la société toute entière qui s’abat cette fois sur elle. Car Lila s’est ouverte de son traumatisme à la seule et unique personne qui l’écoute : Lys, une jeune femme dont elle a eu le tort de tomber amoureuse. Leur relation, considérée comme une perversion, fait d’elles des criminelles qu’il faut envoyer en prison pour l’une ou réformer par l’exorcisme puis l’exil pour l’autre. Cachons cet inceste que l’on ne saurait voir…
C’est à un tabou, un crime ultime que s’attaque – et de brillante manière –, Johary Ravaloson avec son nouveau roman, Tribunal des cailloux. Un fait divers survenu en mars 2020 à Antananarivo déclenche chez l’écrivain l’urgence de recourir à la fiction, même s’il est conscient des limites de cette dernière : « Quand les dérèglements sont tus et cachés, inverser les choses est quasi impossible. Aussi difficile qu’inverser le cours de l’eau ou d’une légende », remarque-t-il en préambule. Il n’empêche, l’inceste a bel et bien cours sur la Grande Ile, même s’il demeure une « impensable violence » (*) pour la société malgache, plus encline à fustiger les minorités que les coupables de crimes sexuels.
Habilement construit par l’auteur autour de plusieurs voix, le roman permet de plonger dans la psyché des différents personnages tout en soulevant des interrogations multiples. Que se passe-t-il dans l’esprit d’un père capable de perpétrer l’inceste sur son enfant ? Se peut-il qu’une mère demeure aveugle au crime réitéré sous son toit par son époux ? Comment une famille peut-elle se construire autour du silence forcément mortifère pour tous ? Comment la victime peut-elle s’affranchir de la honte jusqu’à trouver l’audace de dénoncer ? Pourquoi la société a-t-elle tant de mal à prendre les victimes en considération, à punir les coupables et à prévenir les crimes ?
Au fur et à mesure que la problématique s’incarne dans les personnages, on prend la mesure de sa complexité. L’écrivain parvient à exposer tour à tour le déni du père (« Comment aurait-il pu faire du mal à Lila ? Honorable et de la bonne société, il s’offusquait qu’on imaginât qu’il puisse violer – de surcroît sa fille (…) Ils avaient une relation privilégiée. »), la sincérité de la mère (« Remonta alors dans l’esprit de la mère un tumulte infernal qu’elle avait tant bien que mal fait taire face au désarroi de sa fille. Peut-être même qu’elle l’avait ignoré depuis plus longtemps et que cela lui avait masqué durant ces années les désordres en sa maison ») avant de la montrer par la suite dévorée par la honte et finalement tentée par la vengeance.
Johary Ravaloson explore aussi, sans en exclure aucune, les possibilités d’apaisement voire de réparations offertes à son héroïne par la sphère juridique, le monde médical, la spiritualité ou encore les rites traditionnels des femmes quand Lila se retrouve chez sa grand-mère à la campagne, comme au cœur d’un gynécée.
Car ce sont les femmes qui, au fil des pages, s’avèrent la clé de lecture principale de ce roman. En nous ralliant à leur force, leur détermination, leur résilience, en dressant d’elles des portraits inspirants, l’écrivain évite l’écueil du roman plaidoyer. Son écriture riche, précise et vibrante nous permet de voir ces femmes autant que de les ressentir au cœur de la nature luxuriante de Madagascar, symbole du cycle toujours renouvelé de la vie.
Ainsi, des révélations successives ébranlent l’ensemble de la famille Ramora, mais c’est tout naturellement que l’on continue à cheminer aux côtés de Lila, la suivant dans ses trajectoires de fuite et sa quête inébranlable de justice. Une autre image attirera l’attention des lecteurs : le lamba, étoffe mortuaire à l’origine, que l’aïeule tisserande de Lila va transformer dans sa grande sagesse en bannière de paix. Entre le début et la fin du livre, Lila, Lys sa compagne, Irina la mère trouveront le moyen de rompre les fils les rattachant au passé pour enfin inventer la trame d’une nouvelle existence. Libre et choisie. « Toute lutte commence avec les mots et doit rétablir leur sens. Alors seulement les mots, sans distorsion ni corruption, peuvent changer les choses. »
Auteur d’une demi-douzaine de livres, parmi lesquels Vol à vif, distingué par le prix Ivoire 2017, Johary Ravaloson, 58 ans, signe un roman aux magnifiques accents féministes, autrement dit profondément humanistes.
Tribunal des cailloux, de Johary Ravaloson (éd. Dodo Vole, 276 pages, 18 euros).
(*) La violence impensable, de F. Gruyer, M. Fadier-Nisse et P. Sabourin (éd. Nathan 1991), fait partie, avec Etude sur les violences envers les enfants à Madagascar (Unicef, 2020), des documents sur lesquels s’est appuyé l’auteur.
Kidi Bebey
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